Introduction
faire œuvre à partir du produit ?
Est ce que la dimension commerciale
ne finit pas toujours par prendre le dessus
sur la création d’une narration
riche et pertinente ?
“Nous vivons dans un monde où il y a de plus
en plus d'informations et de moins en moins
de sens.”
Dans ce monde-ci et pas un autre, où la surabondance d’informations côtoie la vacuité du sens, la citation de Jean Baudrillard (1) reflète sa critique fondamentale de la société de consommation et de la prolifération d’objets, de représentations. Cette idée issue de son ouvrage Le Système des Objets, paru en 1968, décrit la manière dont les objets, loin de conserver leur essence, deviennent les éléments d’un décor, des fétiches consuméristes qui, au lieu d’enrichir notre expérience, nous soumettent à une érotisation commerciale incessante de nos désirs.
Cette pensée de J. Baudrillard résonne particulièrement dans le champ de la scénographie commerciale, où l’illusion de sens, de beauté se mêle à la superficialité d’un spectacle destiné à séduire le consommateur. Autrement dit, alors que nous sommes constamment bombardés par des images, des objets, des stimulations, le véritable sens de ces éléments tend à s’effacer, dilué par leur surabondance et leur constante mise en scène. Selon notre auteur, les objets ne servent plus qu’à remplir une fonction utilitaire ou symbolique liée à la consommation. En effet, au lieu de créer du sens profond, les choses de notre monde finissent par être vidées de leur substance. La saturation a envahi tous les aspects de notre existence : de nos boutiques à nos espaces de vie, des événements spontanés à notre quotidien, donnant lieu à une surenchère insoutenable.
Dans ce contexte, la scénographie est souvent perçue comme un outil qui doit à la fois séduire et vendre, rendant les produits plus attractifs en apportant une charge narrative ou en concevant une expérience pour son consommateur. Si bien que cette quête d’une monstration « désirable » comporte un risque important pour le scénographe : celui de tomber dans une simple esthétisation du produit, créant une illusion de profondeur sans véritablement lui donner de sens.
Cette ce contexte, la scénographie est souvent perçue comme un outil qui doit à la fois séduire et vendre, rendant les produits plus attractifs en apportant une charge narrative ou en concevant une expérience pour son consommateur. Si bien que cette quête d’une monstration « désirable » comporte un risque important pour le scénographe : celui de tomber dans une simple esthétisation du produit, créant une illusion de profondeur sans véritablement lui donner de sens.
Cette conception de l’esthétisation s’appuie sur une utilisation du mot « esthétique » issu du langage courant, souvent associée à une conception simplifiée et parfois péjorative. L’esthétique est vu comme le simple art de rendre quelque chose « joli » ou « attrayant ». Cette vision réductrice confond l’esthétique avec un exercice de superficialité.
Cette signification donnée communément au mot « esthétique » tend à assimiler l’esthétique à un phénomène purement décoratif, voire à un outil marketing. Alors le mot « esthétique » évoquerait une quête de l’agréable, du séduisant, de ce qui flatte les sens sans enrichir l’esprit. Ainsi, l’esthétique est souvent perçu comme un artifice, un vernis destiné à masquer ou à rehausser quelque chose qui, sans cela, pourrait manquer d’intérêt. De même, en mettant en scène des objets de façon théâtrale ou immersive, la scénographie commerciale peut rapidement devenir une extension du système de consommation ; en utilisant des procédés de mise en forme où l’esthétique, comme on l’entend dans le langage commun, prédomine sur le sens.
Cependant, nous nous heurtons à une divergence de vocabulaire. Car, dans sa définition philosophique, l’esthétique revêt une toute autre dimension. Depuis les travaux de penseurs comme Emmanuel Kant (2), l’esthétique est considérée comme une réflexion sur le jugement de goût et sur l’expérience du beau. Il ne s’agit pas seulement de créer ce qui est plaisant ou agréable. Pour Kant, l’esthétique ne se limite pas à la satisfaction des sens, mais à un sentiment de beauté qui appelle une forme de contemplation. C’est un acte où l’individu, libre de tout intérêt pratique ou utilitaire, est capable de percevoir et de juger le beau comme une fin en soi. Il distingue alors « le beau » et « l’agréable » : le premier relève d’une appréciation désintéressée et libérée des contingences matérielles, tandis que le second est lié à une satisfaction immédiate des sens. En outre, le beau, a une dimension spirituelle, comme si la sensibilité s’élevait, par elle-même à une dimension supérieure. La distinction est essentielle pour comprendre le rôle plus profond de l’esthétique dans des disciplines comme la scénographie. Ainsi, si nous nous écartons du langage commun, l’esthétique représente bien plus qu’une quête de beauté agréable ; elle interroge la profondeur du sens derrière les formes.
Pour se distinguer, le rôle du scénographe serait alors de ne pas simplement mettre en valeur un produit, mais aussi de lui conférer une nouvelle signification dans un cadre déjà rempli, surchargé. D'une part, le scénographe serait confronté à l'injonction de présenter des produits de manière désirable, agréable, afin de capter l’attention d'un public. D'autre part, il aspirerait à insuffler une nouvelle signification à ces mêmes produits, transcendant ainsi leur simple fonction utilitaire. Tel serait son idéal.
Cependant, la scénographie commerciale, par sa capacité à transformer un produit en une expérience, semble posséder le potentiel de transcender cette simple fonction utilitaire. Elle peut, en formalisant des espaces qui racontent, réintroduire une dimension artistique dans le monde de la consommation. Mais cette transformation est-elle véritablement créatrice de sens, ou n’est-elle qu’un camouflage sophistiqué d’une fétichisation plus insidieuse ? La scénographie commerciale, par son approche esthétique, peut elle se libérer de cette logique de fétichisation ?
Dans le grand spectacle de notre consommation moderne, où l’art et le commerce s’entrelacent dans une danse parfois troublante, émerge une question cruciale :
Peut-on, grâce à la scénographie, faire œuvre à partir du produit ?
Est ce que la dimension commerciale ne finit pas toujours par prendre le dessus
sur la création d’une narration riche et pertinente ?
C’est ce dilemme, cette lutte entre l’aspiration artistique et l’impératif commercial, qui définit le paysage contemporain de la scénographie. Comment dépasser cette dichotomie pour faire émerger une œuvre qui, tout en étant ancrée dans le produit, parvient à en distiller une essence artistique authentique ?
Voilà le fil conducteur de cette réflexion critique qui interroge les limites et les possibilités de la scénographie commerciale, où les frontières entre art et produit se brouillent, appelant à une redéfinition de ce que signifie créer dans un monde dominé par le consumérisme.
1. Jean Baudrillard, Le Système des Objets, Gallimard, Paris, 1968.
2. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000.