MémoireCAHIER 2_ DIAGNOSTIC SCÉNOGRAPHIQUE  :  L’ESTHÉTIQUE DE LA RENTABILITÉ        CAHIER 2_ DIAGNOSTIC SCÉNOGRAPHIQUE  :  L’ESTHÉTIQUE DE LA RENTABILITÉ      








01_Luxe(s) au pluriel : un spectre                d’intensités créatives

02_Le luxe accessible :  
        une tendance décorative

03_le luxe inaccessible :
        un idéal où l’art s’épanouit ?

04_L’éphémère :
        vers un espace total

05_Le Pop-Up store :
       le luxe en trois actes

06_Cynisme marchand ou
        synthèse heureuse ?

07_Dépouillement : remise en                    question de la scénographie

08_Le White Cube comme
        stratégie de différenciation

09_L’ambiguïté du vide








À l’heure où le capitalisme semble se confondre avec l’art, s’immiscer aux racines même de l’acte créatif, réduisant parfois la scène visuelle à un décor de consommation, la scénographie commerciale se trouve confrontée à une interrogation fondamentale : peut-elle « faire œuvre » à partir du produit ? L’enjeu ici n’est pas seulement de créer un espace attractif mais de conférer à l’objet marchand une dimension profonde qui le rende à la fois séduisant et signifiant.


Entre vision fataliste de la scénographie comme simple outil de valorisation et l’optimisme d’un espace capable d’insuffler une « aura », se dessine nos axes. Afin d’étayer notre analyse, chacun de nos exemples pourra être placé sur ce graphique afin de déterminer sa capacité à répondre à notre problème et à interroger les limites entre l’aura artistique et l’objet marchand, entre l’esthétique et la rentabilité.






01_Luxe(s) au pluriel : un spectre d’intensités créatives


   Afin d’approfondir notre étude, plutôt que de nous disperser sur divers types de secteurs, nous choisissons de nous ancrer spécifiquement dans le domaine du « luxe ». En effet, le luxe par son aspiration à l’exclusivité et à l’iconicité, semble particulièrement propice pour examiner la capacité de la scénographie à s’élever vers une dimension artistique, au-delà des contextes marchands.


Bien que le luxe conserve son caractère inaccessible, nous observons une certaine relativisation/démocratisation et segmentation de ce domaine depuis quelques années. Au sein de cet univers, le luxe n’est pas un monolithe mais un spectre, comme le souligne le professeur et expert en marketing Jean-Noël Kapferer. Dans Luxury Strategy (21), il différencie le luxe « inaccessible » (ou pur), le luxe « intermédiaire » et le luxe « accessible », chaque niveau reflétant des critères de production, de stratégie et de clientèles spécifiques.

(13) Dessin de pensée, « Luxes Pluriels ».



Ces distinctions ne sont pas anodines pour le scénographe ; elles dictent des libertés créatives, la symbolique à transmettre, et même les matériaux et procédés utilisables. Dans cette quête d’une aura artistique pour l’objet, le luxe offre un cadre paradoxal : il aspire à l’art tout en demeurant tributaire de son potentiel de vente.




21.  Jean-Noël Kapferer et Vincent Bastien, The Luxury Strategy: Break the Rules of Marketing to Build Luxury Brands,  Kogan Page, Londres, 2012.




02_Le luxe accessible : une tendance décorative


   Dans le luxe accessible, la scénographie peut se permettre davantage de clinquant et d’artifice, répondant à une demande de prestige abordable, sans toutefois renoncer à la sophistication que requiert l’aspiration au luxe. Les vitrines des grands magasins incarnent cette segmentation, où le produit s’affiche de manière ostentatoire pour séduire un large public.


  Elles exploitent cette « tradition du luxe à portée de main », où les codes visuels empruntés à l’imaginaire collectif nourrissent des mises en scène ostentatoires. Ces vitrines, bien qu’éphémères, renouvellent une tradition saisonnière (Noël, soldes, rentrée…) où l’émerveillement doit captiver le passant et l’inciter à tout prix à rentrer. Selon Bruce Mau, théoricien du design et scénographe canadien, le design de vitrine est une interaction « instantanée », car « chaque interaction visuelle devient un point de connexion avec le spectateur, un moment pour susciter un désir. » (22)


La « zone de transition », théorisée par Paco Underhill dans Why We Buy : The Science of Shopping, est centrale ici. En agissant comme un sas entre la rue et l’espace de vente, cette zone marque la transition vers un univers captivant. Les vitrines des Galeries Lafayette ou du Bon marché à Paris illustrent cette capacité à transformer les produits en objets de contemplation, souvent à travers des jeux de lumière et des installations en mouvement. Pour les vitrines de Noël, l’objectif initial n’est pas seulement de montrer le produit. Il est même plus important de montrer un univers, associé à des marques.

(14) Vitrines des Galeries Lafayette en période de Noël, par Lorenzo Papace, 2016,
©La Parisienne du Nord.




Le produit occupant donc un rôle secondaire dans ces vitrines, offrirait-il alors à la scénographie l’opportunité d’étendre ses possibilités scénaristiques, d’explorer des dimensions inédites, enrichissant le sens des objets
exposés ? Soit, peut-on y faire œuvre?


Dans la mesure où le décor des vitrines parvient à transcender la simple fonction commerciale en offrant une expérience visuelle attractive pour le public, cela pourrait s’apparenter à une réussite. Néanmoins, y fait-on œuvre à partir du produit ? Par sa nature « décorative » (23) et saisissante, les installations de ces vitrines parviennent en elles-même à faire événement sans nécessairement la présence du produit grâce à la surabondance de stimuli visuels. Dès lors, l’esthétique ostentatoire de la mise en scène suffit à satisfaire les besoins du commerce, mais cette esthétique, ne se nourrissant pas du produit, la quête d’aura et de sens est rompue, faisant de la vitrine un point de fascination sans grande profondeur.



22. Bruce Mau, Massive Change, Phaidon, New York, 2004.
23. Au sens où l’emploi la théoricienne Valérie Kaelin. 





03_Le luxe inaccessible : un idéal où l’art s’épanouit ?


   À l’inverse, un produit de luxe inaccessible exige une scénographie qui rehausse son exclusivité et sa rareté, une expérience presque muséale, où de l’objet semble se dégager une « aura » consacrée par l’espace. Un luxe qui se veut inaccessible doit impérativement rester avant-gardiste dans son esthétique et ses concepts, car il sert de modèle aux autres segments du marché qui adaptent ensuite ses idées pour des cibles plus larges.


Dans la mode, l’événement le plus emblématique pour imposer cette image est : le défilé, un moment éphémère unique, fugace qui tient un statut hybride, presque d’un absolu équilibre entre art et commerce. Les approches de Valérie Kaelin, qui insiste sur l’importance de la « profondeur narrative », complètent cette analyse. Elle explique que « la scénographie de mode ne se contente pas de présenter un produit ; elle construit une narration qui transcende la simple mise en scène et place le spectateur dans une posture contemplative, propre à celle de l’art. » (24)


Le défilé, en tant qu’espace d’expression artistique, doit être novateur et visionnaire, tout en étant libéré de la contrainte directe de l’achat - l’acte de consommation ayant lieu plus tard, dans un autre lieu, souvent dans les boutiques. Le scénographe Arnaud Sompairac aborde également cette question dans son ouvrage Espaces scénographiques : l’exposition comme expérience critique et sensible, en affirmant que la mise en scène de mode libère le produit de son usage immédiat et l’intègre dans un récit visuel plus large, permettant ainsi une véritable « transmutation de l’objet marchand en icône culturelle » (25). Selon lui, les éléments scénographiques et le choix de l’espace deviennent des outils pour suggérer un univers plus vaste qui enrichit la perception du produit.


Néanmoins, est-ce que les scénographies de défilé atteignent, par leur simple nature, cet absolu dont parle nos théoriciens ? Il suffit d’observer la direction artistique de certains défilés pour comprendre que la scénographie tend parfois vers un style illustratif redondant. Cherchant à impressionner, elle se fige dans des thèmes trop littéraux, ce qui peut limiter l’impact artistique. Karl Lagerfeld, notamment, a souvent opté pour des décors spectaculaires lors des défilés Chanel au Grand palais. Bien que marquantes, ces scénographies « réalistes », perçues comme de simples reconstitutions d’environnements, peuvent écraser le produit sous l’ampleur de sa charge visuelle.

(15) Chanel, collection printemps/été 2019, Grand palais, ©Vogue Runway/ (16) Chanel, collection printemps/été 2018, Grand palais, ©Vogue Runway




C’est ce qu’Hal Foster dénonçait dans l’approche du design : « le spectaculaire dans la scénographie n’est pas toujours signe de profondeur ; il est souvent un fétiche qui vide le produit de son essence au profit d’un théâtre de consommation » (26). Cette tendance « décorative » bien qu’impressionnante, réduit la valeur artistique de la présentation.


Inversement, le dernier défilé de Christian Louboutin à la fashion Week 2024, conçu par Bureau Bétak et David Lachapelle, s’approche de ce à quoi Kaelin et Sompairac font référence en transcendant la simple illustration. Présenté à la Piscine Molitor, la chaussure, produit iconique de la marque, voit sa fonction utilitaire revisitée en toboggan géant : sublimant l’objet et lui conférant une nouvelle signification. Loin d’un podium linéaire ou d’un catwalk classique, les mannequins traditionnels sont remplacés par une chorégraphie synchronisée de nageuses en talons. La scénographie détourne la fonction utilitaire et marchande de la chaussure pour en faire un tableau vivant.

(17) Louboutin, Fashion Week Paris 2024, Piscine Molitor, ©Vogue Runway






Si les défilés de haute couture parviennent à se placer dans un espace intermédiaire entre l’objet de consommation et l’oeuvre d’art, c’est parce qu’ils suspendent temporairement la finalité commerciale de l’article en faveur d’un spectacle qui valorise la vision artistique de la marque. Au fond, les plus proches réussites de cette union luxe et art seraient plus enclines à s’épanouir dans ce luxe « inaccessible », puisque ce sont des espaces et des temporalités plus éloignée de la nécessité directe d’achat.


Cependant, il réside un risque : le recours régulier au spectaculaire. S’il capte instantanément l'attention, il peut nuire à la profondeur artistique et diluer le sens qu’on essaie d'insuffler au produit. C’est d’ailleurs ce que nous reprochions précédemment aux vitrines des grand magasins, outre la tendance au décor, nous y avons aussi retrouvez cette aspiration à « faire spectacle ». Comme le critique Guy Debord dans la Société du Spectacle (27), le recours au spectaculaire peut réduire l’objet à un prétexte visuel, aliénant son essence au produit d’un théâtre de consommation.


(18) Dessin de pensée, « L’ombre du Spectacle ».



Ce procédé, dans le cadre de la scénographie commerciale, peut s’apparenter à une trahison de l’art : elle subordonne la création à des impératifs de séduction éphémère, vidant l’objet de sa signification et de sa portée symbolique. Que ce soit dans le luxe accessible ou inaccessible, la spectacularisation devient une stratégie récurrente. Tel un voile planant sur les pratiques de mise en scène commerciale. Aussi, la scénographie, peut-elle faire oeuvre à partir du produit, tout en résistant à la tentation d’une spectacularisation séduisante mais réductrice ? Est-il possible de trouver un juste milieu qui attire et fait sens, sans pour autant y recourir ?




24. Kaelin, Valérie. La scénographie : entre création despace et construction de sens. Éditions MétisPresses, 2018.
25. Sompairac, Arnaud. Espaces scénographiques : lexposition comme expérience critique et sensible, MétisPresses, 2020.
26. Foster, Hal. Design and Crime (and other diatribes). Verso, 2002.
27. Guy Debord, La Société du Spectacle, Gallimard, 1967.





04_L’éphémère : vers un espace total


   Comme l’évoque Jean Noël Kapferer dans Luxury strategy, le luxe intermédiaire vise à équilibrer la qualité perçue et l’image de marque sans renoncer à la fonctionnalité du produit. Les pop-up stores par exemple, espaces temporaires, se distinguent des espaces permanents, car ils visent une expérience ponctuelle et intense.


Par leur caractère éphémère, ils permettent de se concentrer intensément sur une gamme ou un produit spécifique, sans avoir à harmoniser visuellement différentes collections comme dans un commerce traditionnel. Même si l’éphémère existe aussi dans toutes les boutiques, la particularité ici est que toute l’architecture intérieure peut être pensée pour le produit ou la collection exposée. Mais alors, ne serait-ce pas le facteur « temporalité », notion qui émergeait précédemment avec les défilés de mode, qui contribuerait en partie à l’émancipation créative ? Cette brièveté, que cultivent les défilés hautes coutures et les scénographies éphémères, semble favoriser une plus grande audace : plus la durée est limitée, plus les contraintes s’estompent, laissant place à une approche plus artistique et conceptuelle. Dans ce contexte, le défilé deviendrait un espace propice à « faire oeuvre », où narration marchande et scénographie s’allient pour offrir une expérience riche de sens et inédite.


Cette approche s’apparente à ce que nous pouvons appelez un « espace total », un concept qui trouve ses racines dans les théories (28) de Richard Wagner sur le Gesamtkunstwerk ou « œuvre d’art totale ». Ce terme, transposé à la scénographie commerciale, décrit un espace où chaque détail, de l’aménagement à l’atmosphère globale, est pensée comme une entité cohérente, entièrement au service d’une expérience unifiée. Selon Arnaud Sompairac, le pop-up store est un « laboratoire narratif », où le scénographe peut expérimenter des partis prix impactants, car « l’éphémère permet des choix audacieux, libérés des conventions visuelles habituelles ». (29)


(19) Dessin de pensée, « Rapport temps/créativité ».





28. Richard Wagner, Opera and Drama, Lincoln and London: University of Nebraska Press, 1995  
(édition originale : 1851)
29. Arnaud Sompairac, Espaces scénographiques : l’exposition comme expérience critique et sensible,  MetisPresses, Paris, 2020. 





05_Le Pop-up store : le luxe en trois actes


   Un exemple particulièrement marquant de ce potentiel est le pop-up store « Le Bleu » de Jacquemus, installé chez Selfridges à Londres en 2022. Dans cet espace éphémère, le créateur a transformé une salle de bain en un univers onirique et surréaliste, où chaque élément scénographique - des carreaux bleus aux objets quotidien - fait écho à son identité. Ici, le sac « Le Bambino » est présenté dans une baignoire remplie d’accessoires monochromes, fusionnant l’objet de luxe avec une installation qui stimule l’imaginaire du visiteur sans pour autant détourner le produit de son rôle marchand.

 
Cette scénographie ne transforme pas le sac en oeuvre d’art, mais elle le situe dans un univers visuel distinctif et immersif, qui reflète l’identité de la marque tout en l’ouvrant à une nouvelle interprétation subjective. L’installation devient ainsi une « salle de bain surréaliste » où chaque détail invite le visiteur-consommateur à entrer dans le storytelling de la marque, renforçant ainsi l’aura de l’objet sans l’éloigner de sa fonction d’accessoire de mode.

(20) Pop-up store Le Bleu, Pièce 1, Jacquemus, Londres, mai-juin 2022, ©Selfridges



En effet, visiter ce pop-up revient à vivre une expérience similaire à celle d’une exposition culturelle. Outre des produits Jacquemus, les « cabines du vestiaires » convoquent des éléments qui vont au-delà des simples marchandises. Des casiers bleus et des cabines de change bordent les murs à l’arrière de l’espace et comprennent des « expériences 3D » qui s’inspirent de l’iconographie du cinéaste français Jacques Tati. Plus que du merchandising visuel, le produit n’étant plus physiquement présent, c’est un travail presque curatorial qui a permis d’enrichir la sélection d’éléments exposés.

(21) Pop-up store Le Bleu, Pièce 2, Jacquemus, Londres, mai-juin 2022, ©Selfridges


Cela dit, d’autres espaces, sont conçus, quant à eux, pour stimuler la fonction marchande. La dernière partie du pop-up store, est conçue à l’image d’un coffre fort : où un distributeur automatique grandeur nature, rempli d’éditions exclusives des sacs Chiquito et Bambino de la marque, est accessible 24 heures sur 24.

(22) Pop-up store Le Bleu, Jacquemus, Londres, mai-juin 2022, ©Selfridges


L’aspect novateur de ce pop-up en trois parties réside dans la pluralité de ses espaces. Chacun, à sa façon, induit une considération du produit différente : allant d’objet empreint d’un imaginaire nourri d’inspirations artistiques à un fétiche de consommation accessible et instantané. En cela, le pop-up « Le Bleu » incarne l’approche que décrivent Kapferer et Sompairac : une scénographie où le produit reste central, mais où le gain de liberté propres aux espaces temporaires permet de repousser les limites de la narration et d’insuffler au produit une profondeur visuelle unique et « auratique ».
(23) Dessin de pensée, « Trois espaces en un ».





14. Paco Underhill, Why We Buy : The science of Shopping,Village Mondial, 1999.
15. Ibid, chapitre 3, l’entrée du magasin : zone de transition (ou d’atterrissage du client) qui doit accueillir, permettre de se repérer, etc.
16. Hal Foster, Design and Crime, Londres, Verso, 2002, p. 25.





06_Cynisme marchand ou stnthèse heureuse ?


   Cette stratégie vise à répondre à toutes les possibles considérations du produit. La pluralité de la mise en scène tient à deux extrêmes : En intégrant ses inspirations culturelles sans montrer la marchandise, la marque revendique une dimension artistique à l’expérience tout en maintenant le produit au centre de l’attention par une sur-exposition, presque parodique et volontairement fétichiste, de ce dernier.


Mais pour en dire quoi ? Que la marque puise dans le domaine artistique afin d'insuffler du sens ou bien une valeur symbolique et fantasmée à ses produits ? Et cela, tout en assumant également qu'ils ne sont que des fétiches de consommation ? Ce jeu d’interprétation que nous livre la marque, ne conduit-il pas à une confusion volontaire du message ? Est ce que cette totale confusion résulte d'une synthèse parfaite et heureuse entre art et commerce ou ne représente-t-elle pas un danger pour la distinction qu'on peut (doit) en faire ?


Cette stratégie, bien qu’esthétiquement séduisante et conceptuellement riche, n’est pas sans risque. Comme le souligne Guy Debord dans La Société du Spectacle (30), l’interpénétration entre art et commerce peut engendrer une confusion des genres, où l’un devient l’alibi de l’autre. Dans ce cas, le commerce s’approprie la symbolique artistique pour renforcer son emprise sur le consommateur.

Ainsi, la scénographie du pop-up store Jacquemus soulève une question cruciale : la coexistence entre art et commerce, dans cette dualité qu’exprime sa forme, est-elle une synthèse réussie, ou bien s’agit-il d’une confusion qui trahit à la fois l’intégrité de l’art et l’authenticité de la consommation ? Là où les frontières se brouillent et où le spectacle s’épanouit ; là où la saturation visuelle et les interprétations possibles de ces tentatives d’accouplement entre art et commerce se multiplient, là où les lignes que nous pouvons écrire s’alourdissent ; une tendance conceptuelle surgit : faire le vide.





30. Guy Debord, La Société du Spectacle, Gallimard, 1967.




07_Dépouillement : remise en question
        de la scénographie



    Comme le propose Arnaud Sompairac, la scénographie pourrait tirer parti de l’espace dépouillé pour réintroduire une signification profonde, où chaque objet présent ne serait plus noyé dans un excès visuel mais retrouverait son authenticité par l’économie d’espace. « Le dépouillement scénographique est une stratégie qui révèle la profondeur des objets en épurant leur contexte, leur conférant ainsi une signification renouvelée et une présence amplifiée. » (31)   

Cette approche rejoint l’idée exprimée par Antoine de Saint-Exupéry : « la perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. » Le vide, en tant que principe scénographique, offre une opportunité de recentrer l’attention sur l’essentiel.  Le dépouillement, en scénographie commerciale, ne vise pas seulement à réduire l’esthétique au minimum ; il aspire à élever l’objet exposé dans une dimension artistique, conceptuelle, et réfléchie, en épurant son contexte pour mettre une valeur sa substance.

(24) Dior Men, collection automne/hiver 2023-4, ©Adrien Dirand




Certains créateurs ont opté pour une approche où l’essence du produit est valorisée par le retrait d’éléments superflus. Raf Simons, par exemple, critique la tendance à utiliser des décors complexes qui, selon lui, risquent de détourner l’attention de l’essentiel : « le vêtement doit pouvoir exister sans dépendre d’un décor pour se faire comprendre. » (32) Ses défilés, épurés et souvent monochromes, illustrent cette vision où le dépouillement devient un moyen de magnifier l’objet en le détachant de toute distraction.



31.  Arnaud Sompairac, Espaces scénographiques : lexposition comme expérience critique et sensible,
 MétisPresses, 2020, p.108.
1832.   Raf Simons, cité dans Sarah Mower, « Raf Simons on Why He Quit Dior and His Plans for Calvin Klein », 
Vogue, 19 octobre 2016.





08_Le White Cube comme stratégie de différenciation


   Le concept de White Cube (33), issu des galeries d’art, a influencé les boutiques de luxe. Des marques comme « Jil Sander », « The Row », ou « Comme des Garçons » exposent leurs produits dans des espaces minimalistes, rappelant des galeries où chaque objet semble sacralisé par l’absence de décoration superflue. Cette esthétique, bien qu’inspirante, abolit peut-être les mise en scènes ostentatoires mais réinsère des questions sur la frontière entre art et commerce, une confusion que dénonçait Guy Debord. L’exposition commerciale, déguisée en installation artistique, joue parfois un double jeu : sublimer le produit tout en brouillant les repères du spectateur. 

(25) Boutique, Faubourg Saint-Honoré, Paris, ©Comme des Garçons /
(26) Flag Ship, Avenue Montaigne, Paris, ©Jil Sanders





Le défilé, temporalité censée libérer le potentiel créatif de la mise en scène au-delà de la fonction marchande, est un genre qui s’est également empressé de réinvestir le vide en son sein :

Balenciaga nous offre un exemple marquant de l’usage du dépouillement lors de son défilé virtuel, organisé en pleine pandémie de COVID-19. Privé de public, l’espace vide à paradoxalement servi à magnifier la présence des vêtements. Ce dépouillement imposé par les circonstances est devenu un atout créatif, recentrant toute l’attention sur les silhouettes et leurs mouvements.

(27) Balenciaga, Clones, printemps-été 2022, ©RunWay Magazine



Un autre exemple est celui du récent défilé Courrèges au Carreau du Temple, où la scénographie minimaliste - une White Box immaculée - constituée de fumée, apparaissait et disparaissait au gré des projections lumineuses, redéfinissant le concept même de White Cube, souvent perçu comme rigide. Lorsque la White Box s’évapore dans l’obscurité, seule une étincelle de lumière surgit, illuminant les mannequins et concentrant l’attention sur le vêtement. Cette installation, à la fois éphémère et spectaculaire, révèle que l’objet exposé peut être pleinement apprécié lorsque son cadre disparaît.

(28) Défilé Courrèges, automne-hiver 2024-2025, Fashion Week Paris, ©Launchmetrics/ Spotlight




Ainsi, le silence visuel, caractérisé par l'absence ou la minimisation d'éléments graphiques, peut s’apparenter à un choix stratégique. Il offre à l’œil et à l’esprit une pause, permettant une meilleure assimilation des messages importants.




33.  théorisé par Brian O’Doherty dans Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space. JRP Edition, 2008.




09_L’ambiguïté du vide


   Cela contraste avec la tendance générale à remplir chaque espace de signification et d’information. L’architecte et scénographe Rem Koolhaas met en avant dans son essai « Immer mehr » (34), l’idée que le consumérisme contemporain est marqué par une course au « toujours plus » : plus de produits, plus de surfaces commerciales, plus de données, plus de contenu. Cette logique sature non seulement les espaces physiques, mais aussi notre imaginaire. 


Raphaël Enthoven souligne alors l’importance du vide : « le silence de l’espace fait éclore une sens que le trop plein a étouffé » (35). Ce qu’il faut noté, c’est que le vide induit une sorte de négation à l’égard de nos habitudes et de nos désirs consuméristes, toujours obsédé par le plein. En cela, nous décelons chez le vide un pouvoir à la fois de critique et de fascination. L’utiliser comme « valeur critique » au sein de scénographies commerciales permettrait au luxe de tutoyer l’art, dépendamment de son mode d’exploitation.


Dans ce contexte, le vide joue un rôle fondamental, puisqu’il semble s’opposer à cette tendance d’accumulation, quand bien même, il demeure ambigu. Il incarne à la fois une critique implicite de cette saturation et un outil au service de la même logique consumériste. En effet, le vide, par sa récurrente utilisation, peut devenir une fois de plus un énième procédé de spectacularisation, étouffant le sens des choses qu’il est censé mettre en scène, ou excitant le désir du consommateur dans l’unique but d’acheter frénétiquement. Il nous revient comme un écho de la thèse de Guy Debord, dans La Société du Spectacle (36), qui critiquait la capacité du capitalisme à assimiler les éléments qui le remettent en question pour en faire des outils de renforcement : en devenant créateur de son opposition. Dans le champ de la scénographie, cela se traduit par l’adoption de concepts issus de l’art conceptuel, tel que le vide, mais réemployé à des fins purement marchandes.


Dans cette tendance à dépouiller la scénographie : comment utiliser le vide afin de créer une dimension auratique autour du produit, qui saurait équilibrer son objectif commercial et son potentiel artistique ?




36.  Guy Debord, La Société du Spectacle, Gallimard, 1967.






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