01_Le designer au coeur
de la stratégie
02_Hacking commercial :
confronter les marques
03_Zones de transition :
un défi scénographique
04_Les escalators : réconcilier fonctionnel et symbolique
05_Créer l’Aura par l’absence
06_Exposer les ficelles
de la monstration
07_Réinventer le vide
pour révéler le sens
Dans la réflexion précédente, nous avons exploré le potentiel du silence visuel et du vide comme stratégies scénographiques permettant de suspendre l’excès d’information, tout en laissant émerger une perception plus profonde de l’objet. Toutefois, ce vide, lorsqu’il devient un outil systématique, risque de basculer dans une logique de spectacularisation. Il se transforme en une simple esthétique commerciale, perdant sa capacité critique et devenant un effet de mode parmi d’autres, intégré aux mécanismes marchands qu’il prétendait transcender. À force de multiplication : le vide étouffe.
C’est déjà ce que mettait en exergue la créatrice Iris van Herpen dans son défilé Biopiracy. Pour ce défilé, elle a travaillé avec l’artiste Lawrence Malstaf afin de suspendre trois mannequins dans des enveloppes transparentes et de les mettre ainsi « sous vide ». Ce dispositif visuel crée un contraste saisissant : d’une part, le vide qui les entoure impose une sensation d’étouffement et d’isolement d’un point de vue externe (spectateurs), d’autre part, les mannequins restant immobiles, sont figés dans une méditation introspective et silencieuse. Iris van Herpen, en suspendant ses mannequins sous vide, ne fait pas seulement un choix esthétique ; elle questionne également l’artifice du vide, et la superficialité de l’expérience commerciale : une illusion de pureté, de « perfection froide », contenue dans une enveloppe hermétique qui évoque les sacs de congélation.
En réalité, n’avons-nous pas trouvé ici des possibilités de conjugaison entre le luxe et l’art ? Il existe des créateurs comme Iris van Herpen qui intègre une approche artistique/critique, bien que leurs produits s’implantent dans le commerce. De même, certains défilés de haute couture cultivent au plus haut point « l’éphémèrité » de l’événement et ne sont pas éloignés de l’ « œuvre d’art totale » chère à Richard Wagner. Mais si notre problème semble résolu, il ne l’est en réalité que dans ce qu’on nomme le luxe dit « inaccessible ».
Dès lors, où situer notre combat ? Qu’en est-il du luxe intermédiaire ? Peut-être est-ce pour lui et, pourquoi pas, pour le « luxe accessible » qu’il s’agirait de penser les dispositifs spatiaux et narratifs allant dans le sens d’un rapprochement, toujours ambigu, entre luxe et art.
01_Le designer au coeur de la stratégie
Rem Koolhaas considère l’architecture et le design comme des complices, contribuant à l'obsession pour la nouveauté et le changement permanent, souvent au détriment de la durabilité ou du sens critique. Paradoxalement, cette quête de l’expérience unique et exclusive tend à reproduire des schémas identiques à grande échelle, entraînant une homogénéisation globale.
Nous en revenons à une question fondamentale et sous-jacente dans notre problème : l’éthique du designer. Rem Koolhass, dans son essai Junkspace, souligne cette tension : « L'architecture ne peut pas ignorer les réalités économiques, mais elle doit apprendre à les réorienter de manière critique, sans complaisance totale face au marché. » (37)
Quoi qu’il en soit : les designers participent à la prolifération marchande tout en aspirant à des interventions significatives. En scénographie commerciale, son rôle oscille entre celui du serviteur du produit, qu’il s’agit de magnifier pour maximiser ses ventes, et celui d’un auteur, qui s’autorise un parti-pris critique, créatif sur la marchandisation elle-même. Si Rem Koolhaas reconnaît que le design est souvent utilisé comme un outil au service du marché, ne pouvons-nous pas chercher à accroître son potentiel créatif et décisionnaire pour redéfinir ces dynamiques ? Dès lors, la position professionnelle du designer devient discutable. À quel endroit le designer gagne à se situer pour avoir la plus grande capacité possible de changement ?
L’étude « The business value of design » de Mckinsey (38), orientée sur l’amélioration de la valeur marchande pouvant être offerte par le design, nous interroge justement sur la place où l’on positionne les designers en entreprise et l’impact que cela peut avoir. Cette étude confirme que les entreprises ayant intégré le design au niveau stratégique - avec des designers présents dans les instances de direction et impliqués dès le début des projets - ont vu une augmentation significative de leur performance financière. Simon Forster, ancien directeur de création de Selfridges, incarnait déjà les prémices de cette démarche en plaçant la créativité au cœur de la stratégie commerciale des Grands Magasins.
Positionner le designer dans une sphère décisionnelle clé ne relève pas uniquement d’une vision naïve et idéaliste du rôle créatif, puisque c’est une stratégie également rentable pour les entreprises. Plus qu’un simple exécutant, le designer est un acteur capable de réconcilier enjeux marchands et interventions créatives, orientant les stratégies vers un équilibre entre valeurs créatives et commerciales.
37. Rem Koolhaas, Junkspace, dans Harvard Design Magazine, 2000, p. 176.
38. Plus précisément, elles ont surpassé leurs concurrents de 32% en termes de revenus et de 56% en termes de rendements pour le actionnaires sur une période de cinq ans. étude ici
02_hacking commercial : confronter les marques
Cette redéfinition de la place du designer commercial peut s’enraciner dans les lieux même où il a pris son essor : les Grands Magasins. À l’inverse des boutiques, qui favorisent l’affirmation d’une identité propre, le centre commercial est un compromis incessant entres l’iconographie de chaque marque. Ces espaces, en apparence standardisés et souvent décriés comme des non-lieux (39), ou encore junkspace (40), offrent pourtant un challenge créatif.
Pourtant, dès ses origines, ces lieux, qui s’apparentent aujourd’hui à des centres commerciaux, ne portaient pas uniquement la vocation d’être « des machines à vendre ». Victor Gruen, pionnier du concept, rêvait d’en faire des lieux de vie, mais sa vision lui a échappé. Jusqu’à ce qu’il devienne le principal opposant à sa propre idée. D’autres architectes se sont emparés de cette typologie pour la détourner ou l’élever : Andrea Branzi imaginait les centres commerciaux comme le futur de l’architecture, tandis que Renzo Piano et Richard Rogers ont transposé cette logique au musée avec le centre Pompidou. Par ses escalators extérieurs, ses tourniquets métalliques, sa cafétéria/restaurant et ses galeries neutres successives, ce bâtiment pourrait presque être envisagé comme un centre commercial abritant des œuvres à la place des marques, une hybridation déjà perceptible dans sa boutique.
Une telle démarche pourrait se radicaliser avec la nomination d’un directeur artistique global et permanent pour ces espaces, capable de challenger les marques et de proposer une vision cohérente et disruptive. Ce modèle serait une forme de « hacking institutionnel », à l’image du designer Ora Ito, qui a prouvé que l’on pouvait bousculer les validations traditionnelles des marques en éditant ses objets virtuels associés à ces marques-là sans leur consentement préalable. C’est aussi ce que promeut déjà le magazine Vogue qui mélange, met en confrontation les marques, sans pour autant avoir leur aval. Ce qui prime, c’est la direction artistique.
Cette logique de confrontation trouve son écho dans l’installation Mining the Museum (41) de Fred Wilson. En réorganisant les collections du Maryland Historical Society, il a juxtaposé des objets aux narrations opposés - comme un fauteuil luxueux placé face à un poteau de torture - pour dénoncer les biais historiques et enrichir le discours muséal d’une dimension critique et contextuelle.
Appliquée aux Grands Magasins, cette approche pourrait inspirer une relecture des codes traditionnels. Un directeur artistique global, pourrait orchestrer des confrontations visuelles et narratives entre produits et marques, transformant ces lieux en terrains d’expérimentation.
39. Le terme est un néologisme introduit par Marc Augé dans son œuvre Non-lieux, introduction à une anthropologie dela surmodernité, Le Seuil, 1992. D'après sa définition, un non-lieu est un espace interchangeable où l'être humain reste anonyme. Il ne vit pas et ne s'approprie pas ces espaces, avec lesquels il a plutôt une relation de consommation.
40. Rem Koolhaas nous parle de lieux neutres, sans identité propre, conçus pour maximiser l’efficacité et le consommation. Junkspace, dans Harvard Design Magazine, 2000.
41. Lisa G. Corrin, Mining the Museum: An Installation Confronting History, catalogue d’exposition, New York: The New Press, 1994.
03_Zones de transition : un défi scénographique
Dans ce contexte, le vide pourrait devenir l’instrument principal de ce « hacking institutionnel », agissant comme une brèche stratégique dans la continuité marchande. Plus qu’une absence ou un creux, il est capable de déconstruire et de reconfigurer l’espace et les codes établis de monstration. Appliqué aux Grands Magasins, ce vide invite à un geste radical : les vider pour mieux les réinventer. Partir d’une page blanche ne signifie pas une négation de leur histoire, mais une opportunité de convoquer une esthétique de la discontinuité. C’est dans cette faille à la fois subversive et radicale, que réside le potentiel de redonner aux espaces marchands leur caractère expérimental.
Au sein de ces surfaces commerciales, le premier champ d’action du scénographe pourrait se recentrer sur les zones de transition non-exploitées. Ces lieux, perçus comme de simple passages, des espaces vides, offrent un potentiel unique pour interrompre la banalité des flux et créer des moments de réflexion et de surprise.
Néanmoins, si le vide des zones de transition n’est pas déjà investi, c’est qu’il est employé en tant que tel. Ancré dans des environnements surchargés par l’information et les stimuli visuels, le vide devient une ressource rare, un espace de respiration où l’attention peut se recentrer, se recharger et où les consommateurs sont plus enclins à prêter attention à ce qui les entoure. Cette approche est particulièrement visible dans l’architecture des centres commerciaux modernes, où les zones de transition - comme les couloirs, les halls d’entrée ou les escaliers mécaniques - utilisent le vide pour rythmer le parcours du consommateur et orchestrer son exposition à des points d’intérêts spécifiques. Il est utilisé pour créer une pause stratégique qui prépare le consommateur à recevoir le prochain choc visuel ou commercial, accentuant ainsi le cycle de désir de consommation. Là sont donc les premiers lieux importants à réinvestir. En tant qu’étapes scénaristiques du parcours client, les zones de transitions donnent un rythme, un effet de seuil essentiel à conserver au sein d’une scénographie qui s’appliquerait à mettre en lumière ces stratégies de commercialisation. Benjamin Lévy, dans Concevoir une Exposition, rappelle que la temporalité fugace des espaces de transition pose un défi unique : « Le designer d’exposition doit prendre en compte cette temporalité réduite, où l’attente est perçue comme une perte, et non une partie intégrante de l’expérience. » (42)
42. Benjamin Lévy, Concevoir une exposition : de l’idée à la réalisation, Éditions Dunod, 2014, p.[80-100]
04_Les escalators : réconcilier le fonctionnel et le symbolique
Les escalators par exemple, représentent bien ces espaces de pause et de transition. En effet, ils offrent une structure linéaire idéale pour raconter une histoire. Premièrement, grâce à la verticalité comme métaphore. Le système binaire de monter ou de descente qui leur est propre, fait écho à la dualité de notre propos entre le vide et la saturation. L’ascension ou son contraire peut symboliser une progression ou une régression, offrant au scénographe un axe narratif clair pour jouer avec la compréhension du spectateur-consommateur.
Historiquement, les escalators ont symbolisé le progrès technologique et la modernité dans les Grands Magasins, comme en témoigne leur introduction au Bon Marché à Paris au début du XXe siècle. Ils sont à la fois un lieu de point de vue en mouvement sur tout le magasin, et un espace depuis lequel on peut le mieux contempler les installations proposées régulièrement dans l’atrium. Ici, c’est l’espace autour des escalators qui est investi pour des installations artistiques. Cependant, elles restent en périphéries : elles ornent les volumes adjacents, mais n’exploitent pas directement le trajet comme support d’expression.
Les escalators, symbole du flux continu de la consommation, pourrait au contraire devenir des points d’arrêts, de confusion, d’expériences singulières. Où chaque déplacement offre l’opportunité d’éveiller la curiosité et d’interroger le rapport entre consommation et contemplation. En les exploitant comme tel le designer réaffirmerait leur potentiel à réenchanter la consommation tout en lui donnant du sens, même dans les lieux les plus standardisés.
Par leur double nature fonctionnelle et symbolique, nous pouvons imaginer les escalators comme une « mise en bouche », une clé d’entrée scénographique qui symbolise cette quête de profondeur, de sens. Mais où cette ascension nous mène-t-elle ? L’idée d’un « étage silencieux », évidé, puis réinvesti, demeure une potentielle piste de projet. Une invitation à explorer comment le vide, loin d’être un simple retrait, peut devenir déclencheur d’une réécriture spatiale, et ce, à tout les niveaux.
05_Créer l’aura par l’Absence
Cette exploration du vide comme outil scénographique, nous conduit à repenser la manière dont l’espace dialogue avec les objets présents (ou non) et les spectateurs-consommateurs. Il agit comme un révélateur, un écho du regard critique que la scénographie peut porter sur ses propres outils. C’est en déconstruisant ces mécanismes que se dessine une nouvelle approche : celle d’une réécriture d’espace, où la scénographie interroge non seulement les formes visibles, mais également les intentions sous-jacentes.
À l’instar de certaines œuvres de mode ou d’expositions artistiques minimalistes, le vide peut être utilisé pour suggérer l’objet plutôt que le montrer : en jouant sur l’absence visuelle comme un moyen de renforcer l’illusion d’exclusivité, mais aussi de susciter un questionnement sur l’accessibilité du produit et la frustration que cela engendre. Travailler sur l’absence, c’est donner à voir ce qu’il manque, par la suggestion.
Mais quelles marques accepteraient de se prêter au jeu ?
Dans cet esprit, il est impossible de ne pas évoquer Maison Margiela et son rapport radical à l’absence. En dissimulant ses créations sous des draps ou en utilisant des étiquettes anonymes, elle transforme l’invisible en un langage qui amplifie l’exclusivité et le mystère. Pour ne citer qu’un seul exemple qui se concentre également sur des zones de transition : les vitrines du concept store Senss à Montréal, où Margiela a opté pour une invisibilité totale, en recouvrant la vitrine d’une peinture blanche, masquant l’intérieur de la boutique. Ce type de stratégie, tout comme les bâches de la vitrine Paloma Wool World tour, utilise le vide comme façade commerciale, rendant l’espace inaccessible en stimulant une sorte de désir à travers l’interdit. Ce geste cultive une attente, une frustration qui renforçait l’aura des pièces non-présentées.
Cependant, une fois franchit la porte, les produits nous sont visibles et accessibles, faisant de l’absence qu’un ornement extérieur conceptuel. Dès lors, il s’agit d’aller plus loin, de filer le concept, et cette fois-ci jusqu’à l’intérieur du magasin. Même si la maison Margiela semble toute désignée à accepter ce genre d’approche, cette direction pourrait tout aussi bien s’appliquer à des marques dans le besoin de s’exposer différemment ou de renouveler leur stratégie. En somme, une scénographie qui joue avec les codes de monstration de différentes marques, pourrait « auratiser » ou « désauratiser » un produit.
06_Exposer les ficelles de la Monstration
Afin de redéfinir les codes de monstration des produits et de les réorganiser, il est nécessaire d’interroger les supports d’exposition et de valorisation. En ce sens, la scénographie peut s’appuyer sur une démarche réflexive, destinée à « exposer les ficelles de la monstration commerciale », à la manière de l’artiste belge Wesley Meuris dans son analyse des dispositifs muséaux. En déconstruisant les mécanismes de monstration du milieu culturel, il nous invite à reconsidérer les dispositifs scénographiques dans leur capacité à attribuer du sens, à hiérarchiser les objets et à produire une expérience mémorable.
Transposée au contexte marchand, cette approche consisterait à envisager une scénographie qui ne cherche pas seulement à magnifier le produit, mais à attirer l’attention sur les procédés qui participent à cette magnification : à la fois, comment construire et déconstruire un récit autour du produit ? Cette piste repose sur l’idée de mettre une avant les formats à la place de leur contenu : un jeu structurel. Cela créer une tension entre la transparence des moyens et l’effet auratique recherché. Plutôt que de cacher les éléments de scénographie, nous pourrions en relever les structures, comme les vitrines, les socles ou les éclairages, tout en les intégrant dans une narration artistique.
07_Réinventer le vide pour révéler le Sens
Peut-être est-ce là que le scénographe peut agir, en toute conscience de son environnement global comme nous l’indiquait précédemment Rem Koolhaas. Le rôle du scénographe contemporain serait donc d’apporter une vision plus critique et nuancée de la consommation, d’utiliser le vide au-delà d’un concept purement esthétique pour en faire un outil narratif et critique. Ce vide doit révéler des tensions, des absences signifiantes. Si Guy Debord avait entamé sa lutte contre le spectacle en nous laissant béats devant les écrans blancs ou noirs de Hurlements en faveur de Sade (43), le designer, à sa façon, sans nier son appartenance au capital, pourrait à son tour tenter de le nuancer et de lui apporter plus de subtilité. Par l’espace, il redéfinit l’aura du produit, non comme une simple exaltation marchande, mais comme une expérience enrichissante, où le vide, l’absence crée paradoxalement, une plénitude de sens.
43. Guy Debord, Hurlements en faveur de Sade, film, 1952.