01_Design et Désir : l’heritage
des Grands Magasins
02_La consommation
comme fantasme moderne
03_Décor ou scénographie :
une distinction de sens
04_L’injoction de sens :
une obligation à respecter ?
05_Une double casquette
06_Le dilemme du scénographe
07_La question de l’aura
dans le contexte marchand
01_Design et Désir : l’héritage des Grands Magasins
La question centrale est posée : le design est-il simplement un instrument du capitalisme ? Cette interrogation découle de la pensée d’Hal Foster dans Design and Crime (3), où il met en lumière une confusion croissante entre les registres de l’art et du commerce. Pour Foster, cette porosité des frontières résulte d’une instrumentalisation du design, utilisé comme vecteur d’attrait commercial et de valorisation marchande. Dès lors, le design ne serait plus une discipline à part entière, mais un outil au service du commerce qui transformerait la pratique du design en de simples mécanismes de séduction destinés à inciter à la consommation.
Il illustre cette confusion en soulignant que : « le design crée des environnements conçus pour séduire les consommateurs, en transformant le spectacle en capital » (4)
Pour Foster, cette confusion est l’effet d’une interpénétration accrue entre le domaine de l’esthétique et celui de la consommation. En devenant vecteur de désir, le design quitte progressivement son rôle d’expression artistique pour se transformer en un outil de séduction commerciale. L’origine de ce phénomène, de cette confusion trouve ses racines dans les débuts du capitalisme de masse, avec l'avènement des grands magasins au XIXe siècle et des exposition universelles, qui ont profondément redéfini l’architecture et la scénographie du commerce.
Comme l’a mis en évidence l’exposition du Musée des Arts Décoratifs de Paris, “Les Grands Magasins : 1852-1925”, ces nouveaux temples de la consommation sont les véritables précurseurs de la scénographie commerciale. Les grands magasins comme le Bon Marché, la Samaritaine ou les Galeries Lafayette sont décrits comme des espaces de présentation spectaculaires, des « cathédrales du commerce moderne », selon l’expression d’Émile Zola dans son roman Aux Bonheur des Dames. Ces magasins représentaient un modèle inédit d’architecture, conçue pour attirer l’oeil du client depuis la rue, à travers des vitrines scénographiées. Ces espaces n’étaient plus de simple lieux d’achat, mais des expériences immersive ou l’architecture elle même devenait « publicitaire ».
À cet égard, l’architecture contemporaine de Frank Gehry, décrite par Hal Foster comme un « produit d’appel pour la ville », semble être une continuité de cette tradition. Une tradition qui s’ancre pourtant redoutablement bien dans notre époque contemporaine, et qui ravive des problématiques déjà présentes au XIXe siècle :
« Le tournant culturel du capital aujourd'hui prend la forme d'un double impératif, parfois même contradictoire : d'une part vers la création d'une marque, et d'autre part vers une forme spectaculaire. L'architecture de Gehry devient à la fois symbole et marchandise. » (6)
3. Hal Foster, Design and Crime (and other Diatribes), Verso, Londres, 2002.
4. Ibid.
5. « Les Grands Magasins : 1852-1925 », Musée des Arts Décoratifs de Paris, exposition présentée du 10 avril au 13 octobre 2024, commissariat assuré par Amélie Gastaut et scénographie réalisée par Marion Golmard.
6. Hal Foster, The return of Real, The MIT Press, Cambridge, 1996, p.205.
02_La consommation comme fantasme moderne
Les expositions universelles du XIXe siècle, tout comme les grands magasins, jouèrent un rôle majeur dans la transformation du design en vecteur commercial. Ces évènements, qui présentaient des innovations techniques et industrielles dans des mises en scène grandioses, visaient à sublimer les produits et à en maximiser l’attrait. Walter Benjamin souligne cet aspect dans Paris, capitale du XIXe siècle :
« Les expositions universelles sont les lieux de pèlerinage de la marchandise comme fétiche. [...] La fantasmagorie de la culture capitaliste trouve son plus grand épanouissement lors de l'exposition universelle de 1867. L'Empire est au fait de sa puissance. Offenbach donne son rythme à la vie Parisienne. L'opérette est l'utopie ironique d'une durable domination du capital. » (7)
Ce phénomène de marchandisation, renforcé par le divertissement, la séduction, et le spectacle, sert un même objectif : conférer aux produits un statut mythique, presque sacré. Ainsi, dès son avènement, le design d’exposition commercial s’inscrit dans une logique d’hybridation entre l’art et le commerce. Depuis le XIXe siècle, des décorateurs, vitrinistes et étalagiste, mettent au point des stratégies pour la mise en scène de la vente. Ces artisans, bien qu’anonymes pour la plupart, ont transformé l’étalage en « une forme d’art ». Les vitrines étaient décrites comme des « poèmes commerciaux », parfois délibérément détachées des simples nécessités de vente pour offrir une expérience immersive et onirique. Nous pourrions presque parler : d’érotisation commerciale, où chaque détail - textures, lumières, compositions - est conçu pour éveiller une fascination, presque sensuelle, envers le produit. La scénographie dépasse le simple cadre de mise en forme pour devenir un outil de mise en appétit.
(04) Dessin de pensée, "L’érotisation commerciale".
En d’autres termes, l’érotisation commerciale relève d’un mécanisme de mise en scène qui vise à titiller au-delà des sens, jusqu'à atteindre l’imaginaire du consommateur. Les produits se transforment alors en fantasme d’appropriation, investis d’une charge symbolique et sensorielle qui agit sur l’imaginaire du consommateur. Cette logique de mise en œuvre est omniprésente dans le design commercial à travers vitrines, boutiques, stands, publicités et plus globalement, dans toutes les manifestations de la consommation.
Mais cette approche est-elle capable de conférer à l’objet une dimension artistique, ou s’agit-il d’une manipulation qui dissout le potentiel créatif dans un simple appel aux instincts de possession ? Est-ce que des stratégies telles que l’érotisation permettent à la scénographie commerciale de conjuguer équitablement art et commerce ? Autrement dit, transformer la marchandise en fétiche suffit-il à lui donner véritablement du sens ?
7. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, dans Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Éditions Payot, 1982, p. 196-197.
03_Décor ou scénographie : Une distinction de sens
Il semblerait que la perte ou la création de sens soit ce qui bouleverse la perception d’une mise en scène commerciale, qui en conséquence adopte soit le statut de décor ou bien de scénographie. Si l'on prend la scénographie dans son sens le plus pur, elle ne fait pas qu'habiller un espace préexistant, elle l’écrit littéralement — elle le crée, le façonne et lui donne un sens nouveau. Dans cette logique, la scénographie est une « écriture de la scène », une mise en forme spatiale et narrative. Et c’est sans doute dans ce rapport à l’espace et à la création de sens, que la scénographie est à distinguer du décor.
Cette distinction est notamment évoquée par la scénographe et théoricienne Valérie Kaelin dans ses recherches académiques sur le décor et la scénographie. Dans son essai La scénographie : entre création d’espace et construction de sens (8), elle critique le fait que la scénographie puisse être confondu avec le décor, notamment dans des contextes commerciaux où la distinction tend à se brouiller :
« La scénographie n’est pas simplement une question de mise en espace, mais une mise en scène qui dialogue avec le spectateur, qui articule l'espace et l'objet dans une relation de sens. Elle ne doit pas être réduite à une fonction de décor, car elle a le pouvoir de créer un discours propre. » (9)
Selon Kaelin, le décor se contente de sublimer une esthétique (comme on l’entend dans le langage courant : qui relève du superficiel) préexistante. Au contraire de la scénographie qui permet un dialogue actif avec le spectateur : elle interpelle, soulève des questionnements et participe à l’expérience en créant un cadre signifiant. Par la scénographie, l’espace de vente se retrouve esthétisé (cette fois-ci au sens philosophique du terme : qui interroge la profondeur du sens derrière les formes).
Dans ses écrits, Valérie Kaelin s’inspire de théoriciens du théâtre pour enrichir son analyse (même si elle l’applique à un cadre commercial) comme Peter Brook. Dans son livre L’espace vide (10), publié en 1968, il développe sa vision selon laquelle l’espace vide n’est pas dénué de sens, mais un terrain d’expérimentation où se révèlent les dynamiques entre acteurs, objets, et spectateurs. Il écrit : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène nue. Un homme traverse cet espace tandis qu’un autre le regarde, et c’est suffisant pour amorcer un acte théâtral. » (11)
La thèse de Brook joue surtout autour de la relation entre vide et sens : en épurant l’espace, on permet aux éléments qui le composent d’acquérir une signification plus forte, plus riche. Si Brook utilise le vide comme un outil de mise en scène qui interpelle, la scénographie se donne donc pour mission « d’écrire » l’espace de manière à engager le spectateur-consommateur dans une réflexion sur le produit ou l’environnement qu’il observe.
Ainsi, le contraste entre décor et scénographie peut se résumer à une question de profondeur. Comme le dirait Victor Hugo : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. » (12) Contrairement à un décor, la scénographie se donnerait pour mission de créer un sens profond, d’être une sorte de matrice à travers laquelle des récits, des expériences et des significations peuvent émerger, même dans un contexte commercial. Nous pouvons y voir ici une vraie injonction de sens.
8. Valérie Kaelin, “La scénographie : entre création d’espace et construction de sens” , article publié en ligne en 2020 sur le site “L’Art en scène” à l’adresse suivante : http://www.artenscene.fr/ et “ Scénographie vs. Décor : quand l’espace devient langage” article académique publié en 2018 dans Les Cahiers du Design Scénographique.
9. Valérie Kaelin, La scénographie : entre création d’espace et construction de sens, Lausanne, Éditions MétisPresses, 2018, p. 37-38.
10. Peter Brook, L’espace Vide, Points, Paris, 1968.
11. Peter Brook, L’espace Vide, Points, Paris, 1968, chapitre 1.
12. Victor Hugo, William Shakespeare, Paris, Librairie Internationale A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, 1864, p.34. Cette citation illustre l’idée que la profondeur de la pensée transcende et élève l’expression esthétique.
04_L’injonction de sens : une obligation à respecter pour le scénographe ?
« Donner du sens » - pourquoi cette nécessité ? Le « sens » ici, se réfère à une signification qui dépasse la valeur marchande ou utilitaire du produit. Il s’agit de la capacité de la scénographie à construire une dimension symbolique, qui enracine le produit dans un imaginaire collectif ou personnel, lui conférant une identité, une aura.
Mais quelle est la nécessité d’aller dans ce sens justement, pour le scénographe ? Au-delà de la fiche métier Onisep (13) du scénographe qui tend à lisser sa fonction vers la pratique du « décorateur-scénographe », la vocation à donner du sens est-elle inscrite dans ses aspirations ? Dans le fond qu’est-ce qui distingue le scénographe d’un marketeur dotés de compétences appliquées à l’agencement spatiale ?
En réalité, le scénographe se distingue du marketeur dans cette capacité à inscrire dans l’espace un discours complexe, polysémique. Là où le marketing vise à provoquer une réaction immédiate - souvent dictée par des impératifs économiques -, la scénographie invite à une interaction plus nuancée, où le produit devient une porte d’entrée vers une expérience plus large. Donner du sens n’est pas un impératif mécanique, mais une aspiration profondément ancrée dans le rôle même du scénographe. Toujours d’après sa fiche métier Onisep « il est à la fois artiste et technicien ». Il se doit de conjuguer art et commerce, et dans un contexte moderne, cela rejoint une tendance de la consommation : consommer moins mais mieux. Ce qui implique de ré-enchanter la consommation, en satisfaisant le désir marchand, mais aussi des aspirations plus hautes, encouragé par la dimension artistique : le scénographe joue entre critique et fascination.
Cependant, cette « injonction de sens » qui habite la scénographie est intrinsèquement ambivalente. Elle peut, d’un côté, renouveler le rapport au produit et à l’acte d’achat, en l’inscrivant dans une expérience plus riche et réfléchie. Mais d’un autre côté, elle interroge les fondements même du consumérisme en participant à un système où la valeur symbolique est exploitée pour stimuler le désir d’acquisition. Cette tension entre élévation artistique et objectif commercial confère à la scénographie un caractère doublement subversif : elle sublime tout autant qu’elle peut alimenter la surenchère consumériste.
Mais cette injonction de sens, est-elle obligatoire à respecter pour le scénographe commercial ? Quelle est sa nécessité profonde si ce n’est de se distinguer pour elle-même ? Alors qu’elle risque de passer inaperçue pour des consommateurs qui recherchent tout sauf du sens au sein de leur parcours d’achat ? Le risque est double : s’efforcer à créer du sens n’est-ce pas aussi s’écarter de l’objectif premier qui est la vente ?
13. Onisep. (n.d.). Décorateur / Décoratrice-scénographe : Mettre en scène une exposition, réaliser le décor d'une émission ou reconstituer un salon dans un film d'époque... Ces missions ont un point commun : elles sont l'oeuvre du décorateur-scénographe. (Récupéré sur https://www.onisep.fr)
05_Une double casquette
Dans ce contexte, Paco Underhill, géographe urbain et anthropologue spécialisé dans l’étude des commerces de détail et auteur du célèbre Why We Buy : The science of Shopping (14), paru en 1999, propose une approche opposée. Où l’espace n’est pas un vecteur de réflexion de sens profond mais un outil pragmatique.
Selon lui, la scénographie commerciale existe et se doit d’orienter le consommateur vers l’achat. Pour Underhill, l’efficacité de la scénographie commerciale réside dans sa capacité à attirer l’attention et à convertir cette attention en un engagement client avec le produit. Il parle de l’importance de « la zone de transition » (15), cet espace entre la rue et l’intérieur d’un magasin, où le consommateur doit être captivé immédiatement. L’idée est ici de stimuler les sens du consommateur, en créant un environnement propice à la consommation plutôt qu’à la réflexion.
Au-delà de simples visions du design différentes, la question de la quête de sens dans la scénographie commerciale pose un dilemme crucial pour le designer. Dans la réalité professionnelle, le scénographe est souvent confronté à un cahier des charges, à des impératifs de vente et de profit qui dominent le contexte dans lequel il opère. Dans l’approche pragmatique de Paco Underhill, cela réduit la scénographie à un outil fonctionnel au service du commerce. Nous en revenons à ce que critiquait Hal Foster dans Design et Crime : le danger d’une scénographie qui, par sa subordination aux impératifs commerciaux, perdrait son potentiel artistique.
« Lorsque l'architecture, l'art, et le design se plient aux impératifs du marketing, ils deviennent des produits d’appel destinés à flatter la ville ou l'individu, réduisant ainsi leur potentiel critique à une simple célébration du capital. » (16)
Or si l’on accepte cette idée, le scénographe se retrouve dans une position ambivalente entre celle du créatif, du créateur (de sens) et celle de l’agent commercial. Également, le design oscille entre deux versants, d’une part : celui d’élever l’objet à un statut symbolique, potentiellement artistique, et, d’autre part, celui d’instrument du capital. Le paradoxe réside alors dans cette tension : le design d’exposition peut-il être autre chose qu’un vecteur de consommation, ou bien le caractère commercial finit-il inévitablement par écraser la profondeur de la narration qu’il tente de construire ?
Cependant, nous pourrions tout aussi bien dire que si la scénographie ne se limitait qu’à être subalterne aux enjeux commerciaux, elle se révèlerait rapidement limitée, inefficace. En effet, si le design est bien la juste conjugaison de l’art et du commerce, même dans ses formes commerciales, il se devrait de conserver une part d'avant-garde et de créativité, nécessaire à sa réussite. Premièrement parce que son contexte d’application qui est la vente a besoin de se renouveler pour ne pas voir l’acte d’achat se détériorer. Et deuxièmement, parce que le scénographe est un créatif, cela est dans ses aspirations d’aller titiller l’originalité, l’insoupçonné, et de faire jaillir un sens nouveau.
Et c’est précisément lorsque le design d’exposition complèterait ces deux impératifs, qu’il se révèlerait le plus efficace. Même dans un contexte consumériste, il s’efforcerait d’aller chercher plus loin, de créer un sens, une expérience qui va au-delà du simple désir d’achat ; en se renouvelant constamment pour ne pas s’épuiser de lui-même. Mais n’est-ce pas là qu’un idéal, peut-être inatteignable ?
14. Paco Underhill, Why We Buy : The science of Shopping,Village Mondial, 1999.
15. Ibid, chapitre 3, l’entrée du magasin : zone de transition (ou d’atterrissage du client) qui doit accueillir, permettre de se repérer, etc.
16. Hal Foster, Design and Crime, Londres, Verso, 2002, p. 25.
06_Le Dilemme du scénographe : « au service de »
ou « asservi par » ?
Dès lors, est-ce que le scénographe doit accepter les objectifs phares du commerce comme fondements premiers de sa création et doit-il s'y soumettre ou son éthique le poussera-t-il à aller au-delà en quête de sens ? Est-ce que justement ce n’est pas là que le scénographe doit se positionner pour redonner du sens à son métier et à ce monde consumériste ? Mais, à le faire, ne risque-t-il pas de mettre en danger l’acte d’achat ?
Alors, l’enjeu pour le scénographe est de savoir s’il doit se conformer aux objectifs de vente ou s’efforcer d’aller plus en profondeur. Cette quête de sens n’est-elle pas précisément l’opportunité pour le designer de redonner de la valeur à son métier, à son acte de création, dans un monde consumériste ?
De sorte que le designer se positionne pour être bien « au service de » et non « asservi par » : au service du produit sans être asservi par les logiques préétablies de consommation. Si nous tendions à faire émerger dans ce contexte moderne la nouvelle facette du scénographe : ce serait celle d’un designer éthique, en quête de sens et de bonne conscience sans doute.
Dans cette perspective, la scénographie devient non pas un simple outil de vente, mais une forme d’art appliqué qui offre une manière plus originale de voir et d’interagir avec les produits. En d’autres termes, est-il possible d’insuffler une dimension artistique à des objets conçus avant tout pour être vendus ? À savoir : Peut-on faire oeuvre « scénographiquement » à partir du produit ? Et non : « Peut- on faire du produit une oeuvre ? » puisque cette option nous ramènerait à trahir sa nature profonde d’objet marchand.
Faire « oeuvre (scénographique) à partir du produit » signifie travailler avec les limites inhérentes du produit commercial, en cherchant à lui conférer une dimension artistique tout en respectant sa finalité marchande. C’est le défi pour les designers : élever l’ordinaire, tout en évitant de dénaturer ou de surinterpréter l’objet au point où il perdrait sa fonction première, c'est-à-dire être vendu et être utilisé.
07_La question de l’aura dans le contexte marchand
Dans l’objectif hybride que représente la conjugaison de l’art et du commerce, une tendance troublante, propre aux galeries envahit peu à peu nos boutiques : le White cube. Des marques comme Jil Sander, The Row, ou Comme des Garçons exposent leurs produits dans des espaces minimalistes, rappelant des galeries où chaque objets semble sacralisé par l’absence de décoration superflue.
Cette démarche brouille volontairement la distinction entre art et produit et inspire d’autres théoriciens, comme Gilles Lipovetsky dans l’Esthétisation du Monde: Vivre à l’âge du capitalisme artiste (17) co-écrit avec Jean Serroy. Nos auteurs soulignent également le passage à une culture de l’image et de l’instantanéité. Lipovetsky analyse une société post-moderne où le vide de sens devient la norme, et où les objets et les espaces, y compris les œuvres d’art, sont constamment ramenés à leur fonction marchande. Et c’est dans cette optique que la scénographie commerciale semble condamnée à rester un simple outil de valorisation des produits. Nous empruntons donc à Lipovetsky son contexte post-moderne sans pour autant nous avouer vaincu. N’est-ce pas trop défaitiste de considérer la scénographie comme d’ores et déjà condamnée ?
Comme l’exprime l’architecte-scénographe et philosophe Arnaud Sompairac, la scénographie ne se limite pas à un simple décor, mais peut être conçue pour engager le public. En stimulant l’imaginaire, la scénographie devient un moyen d’interroger le produit sous un nouvel angle, éloignant la perception du simple acte d’achat vers une expérience plus complexe. Après avoir publié en 2016 un premier essai : Scénographie d’exposition : Six perspectives critiques sur les fondamentaux de la scénographie (18), il prolonge son questionnement sur les ressorts de cette discipline. Dans son ouvrage Espaces scénographiques : l’exposition comme expérience critique et sensible, publié en 2020, il mentionne que :
« La scénographie peut constituer un espace de réflexion critique sur les objets de consommation, invitant le spectateur à interagir avec eux d’une manière qui transcende l’acte d’achat. » (19)
Sa perspective permet d’admettre qu’une approche scénographique bien conçue peut non seulement enrichir l’expérience client, mais également ajouter une valeur presque artistique aux objets commerciaux. Si d’après la thèse de Sompairac, nous prenons à contre pied celle d’autre auteur tel que Walter Benjamin (20), la consommation pourrait être sublimée et transformée en oeuvre si on lui confère une « aura », c’est-à-dire une profondeur symbolique et émotionnelle. L’art semblerait encore trouver sa place même dans les contextes les plus marchands, pour peu que l’on accorde à l’objet une nouvelle signification, une nouvelle « aura ». Évidemment cette piste comporte toujours le risque d’apporter une expérience cliente certes plus complexe mais aussi de remettre en cause l’expérience d’achat. Et c’est en cela que la scénographie commerciale représente plus qu’une source de dilemme pour nous aujourd’hui, car elle tire de cette polarisation extrême entre art et commerce toute sa tension, tout son challenge : les concilier en une synthèse heureuse.
En somme, tentons de synthétiser notre problème en un graphique. Où abscisse et ordonnée illustrent les tensions intrinsèques à la scénographie et le statut qu’elle confère aux objets. Dans cet écartèlement entre décor - scénographie et produit - œuvre, navigueront les cas étudiés. Dans l’optique de nous permettre, de façon plus pragmatique, de répondre à notre question : Peut-on, grâce à la scénographie, faire œuvre à partir du produit ? herchons à déterminer sont les possibilités pour le scénographe de leur attribuer une aura qui n’avaient pas initialement, sans pour autant trahir l’identité et la vocation de ces objets.
17. Walter Benjamin, L'œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 1936.
18. Arnaud Sompairac, Scénographie d’exposition : six perspectives critiques sur les fondamentaux de la scénographie, MetisPresses, Paris, 2016.
19. Arnaud Sompairac, Espaces scénographiques : l’exposition comme expérience critique et sensible, MetisPresses, Paris, 2020.
20. Walter Benjamin, L’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 1936 : L'aura désigne une qualité unique et singulière d’un objet ou d’une œuvre, liée à son authenticité et son unicité. La reproductibilité technique tend à effacer cette aura, en détachant les œuvres de leur contexte original et en favorisant leur consommation de masse.